Miles Greenberg a eu une enfance atypique. Élevé par une mère artiste, passionnée de
théâtre expérimental et de l’art contemporain le plus avant-gardiste de son temps, il grandit
entouré d’adultes et n’entre qu’à regret à l’école obligatoire [à partir de 6 ans au Canada]. C’est
donc tout naturellement que, dès l’adolescence, il décide de se former tout seul auprès de maîtres,
comme cela se faisait au Moyen Âge ou à la Renaissance, s’envolant pour Paris pour étudier le
mouvement à la légendaire école de théâtre Jacques Lecoq, et auprès du chorégraphe canadien
Édouard Lock. Son éducation se parachève auprès du metteur en scène américain Robert Wilson et
de la très exigeante performeuse serbe Marina Abramovic, dont il partage la rigueur et la capacité
d’endurance, l’intérêt pour la spiritualité et une certaine discipline intérieure, quasi militaire.
Il pourrait donc être surprenant que, pour décrire son travail, Miles Greenberg ne fasse pas réfé-
rence à de prestigieux écrits de philosophes, de penseurs contemporains ou même d’historiens
de l’art. Il convoque plutôt des sensations, des souvenirs d’enfance, des émotions, des rêves. Ré-
cemment, c’est une scène tirée du livre Solaris de l’auteur polonais Stanislaw Lem qui le fascine
tout particulièrement. Dans ce livre de sciencefiction de 1961, rendu célèbre par l’adaptation
qu’en fit Andreï Tarkovski en 1972, l’auteur raconte l’histoire de scientifiques confrontés à une
forme d’intelligence extraterrestre qui, malgré leurs efforts de contact, ne leur renvoie, comme
un miroir monstrueux, que des manifestations anthropomorphes tirées de leur propre esprit.
Dans le livre, le premier de ces “visiteurs” est une femme. Une femme noire plus précisément.
La description qu’en fait l’auteur rappelle la triste histoire de la “Vénus Hottentote”, Sarah Baart-
man, et laisse le lecteur perplexe devant la débauche de détails utilisés pour retranscrire la terreur
qu’inspire cette vision “répulsive” (je cite), difforme, gênante, sans qu’il ne soit dit réellement pour-
quoi. Sa monstruosité et son altérité “contre nature” sont un fait accompli. Le personnage féminin,
désigné exclusivement à la troisième personne, est aussi passif qu’un sujet anthropologique et n’est
point doté de parole. Elle apparaît comme un spectre, au détour d’un couloir, derrière un meuble,
puis disparaît de l’histoire comme elle y était entrée, sans un bruit. Du spectre, elle n’aura pas le
privilège de la transparence ni celui de l’immatérialité, puisque son corps physique est, après tout,
à la fois sa première qualité et son pire défaut.
Rappelons-nous que nous sommes en 1961, un an après qu’une vague d’indépendances en Afrique
a donné à voir au monde l’image d’un continent réputé libéré du joug colonial, moderne et se sai-
sissant avec force d’un futur – alors – plein de promesses. Et pourtant, ce que semble nous dire
Lem, c’est que les spectres de notre histoire commune, même forcés au silence, comptent bien nous
suivre pour longtemps encore dans les sphères de l’intime et du public, sur cette terre et jusque
dans nos fuites en avant vers d’autres planètes. La “Vénus” de Gods of Solaris semble nous dire que
le progrès scientifique n’a jamais été neutre et qu’il n’est qu’un mirage, s’il ne s’accompagne pas
d’un progrès moral et spirituel. Ce sont ces suites de notions contradictoires : le matériel et l’im-
matériel, le tangible et l’intangible, le yin et le yang, le corps et l’esprit, l’usure et la transcendance,
le temps court d’un souffle humain et le temps long des étoiles, l’organique et la technologie, le
spirituel et la data, le passé et le futur, que tentent de réconcilier Miles Greenberg dans son travail,
comme un bouquet impossible digne des natures mortes flamandes.
Ses performances se lisent comme un conte d’initiation, à l’image du Kaïdara de l’écrivain malien
Amadou Hampâté Bâ : il faut y revenir encore et encore pour saisir les leçons que l’ignorance nous
avait précédemment dissimulées. On pourrait ici évoquer le parcours initiatique du personnage de
Kusanagi dans Ghost in the Shell , du mangaka japonais Masamune Shirow, ou la figure iconique du
cyborg de la philosophe américaine Donna Haraway, si ce dernier concept n’avait pas tant été re-
mis en question pour sa prise en compte insuffisante du poids de la question coloniale sur l’histoire
du monde, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Y compris lorsqu’on parle du sujet brûlant de
la technologie et des biais d’apprentissage de l’intelligence artificielle, ce que l’autrice américaine
Ruha Benjamin a savamment nommé le “New Jim Code”, en référence aux lois ségrégationnistes
dites “Jim Crow” aux États-Unis.
Si les fantômes du passé nous suivent, certains personnages, objets, sensations, senteurs, réappa-
raissent chez Greenberg au fil des performances, comme pour nous rappeler que tout est lié. Dès
son premier Chandelier (2015) il y a déjà une dizaine d’années, Greenberg fait écho aux blackamoors
vénitiens qui, silencieux, servent à porter candélabres, tables, colonnes. Suspendu au plafond par
des chaînes et des lanières de cuir, l’artiste, les yeux bandés, invitait les visiteurs à festoyer sous
son corps, à la lueur de trois bougies tenues à bout de bras et d’orteils jusqu’à l’ouverture de la
dernière bouteille.
Cette œuvre, en écho au travail du maître chinois de la performance Zhang Huan, durait déjà plus
de deux heures et demie. La figure du blackamoor – ou du Maure – de bronze, de marbre ou d’ébène
se retrouve, neuf ans plus tard, en témoin silencieux de la performance très remarquée de l’artiste
en marge de la 60e Biennale de Venise, sous le commissariat du Germano-Américain Klaus Biesen-
bach. Transpercé de flèches réelles et sous le regard de caméras, dont on ne sait si elles sont accu-
satrices ou compatissantes, le Saint-Sébastien de Venise est, lui-même, le second acte d’un pre-
mier, performé par l’artiste à huis clos dans la cour Marly, au Louvre, un an plus tôt. L’Étude pour
Sébastien (2023) suit l’impressionnante résidence de performance de quatre semaines au Palais de
Tokyo, sous le commissariat de l’Italienne Vittoria Matarrese, dans laquelle l’artiste fait intervenir
plus d’une dizaine de performeurs dans un ensemble de tableaux qui porte le nom d’Alphaville Noir
(2019). Le tapis de course, utilisé dans la performance de vingt-quatre heures que réalise l’artiste
en pleine pandémie (Oysterknife, 2020), est déjà prêt à refaire surface, démultiplié, dans une œuvre
à venir. Dans Hæmotherapy I (2019) et Pneumotherapy II (2020), toutes deux performées à New
York, le sens de l’odorat se distingue comme un élément essentiel de l’expérience du visiteur. L’élé-
ment liquide et ses couleurs : le rouge, le vert turquoise accompagnent sculptures et performances.
Le socle, comme outil servant à l’élévation, physique et idéologique, des figures symboliques convo-
quées par l’artiste. Autre élément récurrent, le blanc (et le noir, qui recouvre systématiquement son
corps) fait aussi bien référence au butô japonais qu’aux traditions d’initiation ouest-africaines, au
cours de laquelle le corps est recouvert de kaolin comme acte de purification.
Pour son exposition dans le cadre du mentorat Reiffers Initiatives, Miles Greenberg se saisit des
recherches menées sur la lumière par son mentor Daniel Buren pour réfléchir à la tension entre vi-
sible et invisible. Quelles chimères convoquons-nous dans le secret de nos batailles collectives et
intérieures, qu’elles soient spirituelles, symboliques ou idéologiques ? Et que signifie de mettre en
lumière ce qui était auparavant réservé au domaine de l’ombre, comme l’évoque l’écrivain japonais
Jun’ichiro Tanizaki ? On est tenté de se demander, si l’océan de Gods of Solaris pouvait aujourd’hui
sonder nos pensées, quelle forme prendraient les monstres qui en seraient issus.
Olivia Anani
Commissaire de Gods of Solaris de Miles Greenberg